DE LA STABILITÉ
DE L'ÉQUILIBRE ÉCONOMIQUE
Pierre
Laffitte – La Revue
Occidentale –1892 – tome 6, No 4 , pp 35 à 74 – Paris – France
ORDRE ET PROGRÉS
Le
travail que je publie aujourd’hui contient, avec de nouveaux développements,
la plus grande partie du discours que j’ai prononcé à Paris (10, rue
Monsieur-le-Prince), dans la réunion positiviste du 5 septembre 1867,
commémorative de la mort d’Auguste Comte (1).
Il a pour but d’appeler l’attention
du public sur la nécessité, tant au point de vue social qu’au point de vue
industriel, de la conservation et de
la stabilité dans les phénomènes
économiques.
L’insuffisance
de l’économie politique pour diriger
l’ordre industriel, les dangers croissants de cette doctrine absolue sont si
évidents, qu’il était vraiment urgent d’appliquer la science sociale à une
appréciation plus convenable de l’activité industrielle, pour fournir à cette
activité une meilleure direction. La science sociale ne peut être, en effet, un
simple jeu académique : elle doit
éclairer la pratique et montrer par là
sa principale efficacité ; outre
que ses applications sont la meilleure vérification des conceptions de la
science abstraite, vérification qui sert à. son tour à modifier des vues trop
imparfaites.
Je sais combien je dois choquer les
préjugés régnants et triomphants en appelant aujourd’hui une attention prépondérante
sur l’importance de la stabilité dans
l’ordre économique;(1 ) Voir la Politique
positiue do Semerie 1872. mais, à cet égard,
la science ne doit avoir que puni de condescendance pour les préjugés.
Elle a pour but de voir et d’exprimer la réalité des choses, et elle
doit diriger l’opinion et non être dirigée par elle. C’est aux hommes d’Etat à
tenir compte des opinions régnantes, en tant que ces opinions constituent
ellèctivement un fait social que la pratique ne doit pas dédaigner, maïs
prendre au contraire en sérieuse considération. Il ne doit pas en être de méme
des philosophes, ils doivent voir les choses telles qu’olles sont et les dire
telles qu’ils les voient, en mettant seulement, dans l’expression de leurs
pensées, une indulgente modération qui s’allie du reste très bien avec une
inébranlable fermeté.
La
science sociale, établie enfin par Auguste Comte sur des bases positives,
permet désormais de s’élever à une appréciation des faits et des Lois de l’ordre industriel plus réelle et plus
complète que celle accomplie par l’économie politique. Celte dernière doctrine
n’a pu avoirt1u’une valeur transitoire, désormais tout à fait
(puisée; Car les principes si bien établis par les Quesnay, les Hume, les
Turgot, les Smith, ne pouvaient constituer qu’un travail admirable, du reste,
mais purement préparatoire, attendu qu’une telle appréciation de l’ordre
industriel l’isolait ïrrationnellement de tons les autres phénomènes sociaux,
qui lui sont si intimement connexes.
Puissent
ces démonstrations et cas conceptions nouvelles agir sut les esprits rélléchis
et convenablement préparés àl’étude de telles questions ! C’est ainsi que
pourra se former enfin une nouvelle impulsion mentale qui calme l’agitation
maladive de l’industrie orcidenl,ale et lui substitue graduellement un
mouvement lentement progressif dans lequel le pro-grés sera toujours subordonné
à l’ordre. Par lit pourront être évitées, au milieu, néanmoins, d’un fécond
développement, ces perturbations incessantes si profondément désastreuses pour
la situation matérielle, surtout des masses laborieuses, et dont la réaction
morale est chaque jour plus fâcheuse.
En somme, le résultat définitif de notre
travail sera d’établir sur des hases scientifiques inébranlables de nouvelles
règles morale sociale.
Toute grande rénovation religieuse
a toujours été caractérisée, dans l’évolution du notre espèce, par l’établissement de nouveaux devoirs. Le
Positivisme la plus complète et la seule définitive des grandes construtions
religieuses, n’échappe point à une telle loi, et satisfait au contraire avec
plus de plénitude qu’aucune des reltaions préparatoires. Nous voyons, par ce
simple énoncé, combien est grande l’erreur de ceux qui pensent que l’état
normal de notre espèce doit consister àdonner aux hommes des moyens, de plus en
plus puissants, d’user et d’abuser, en les dégageant de plus en plus de tout
frein et de toute régle. Dans cette manière de
concervoir l’état social, chacun
de nous serait limité, dans l’indépendance de ses manifestations, non point par
son volontaire assujettissement à des règles morales démontrees, mais
seulement par les intèréts froissés des autres hommes.
Si de telles doctrines
pouvaient prévaloir, elles amèneraient la dégradation de notre espèce. Mais,
heureusement, il n’en est pas ainsi, et méme, si nous voulons saisir ce qui,
dans ces doctrines perturbatrices, a
pu séduire des âmes intelligentes, nous constaterons que cela tient au
sentiment mal analysé de la nécessité d’éliminer graduellement. sans y arriver
jamais complètement, l’intervention
de la. force purement matérielle dans l’accomplissement de nos diverses
fonctions. Le Positivisme satisfait aux diverses conditions du problème en
proclamant, d’un côté, lassujettissement de chacun de nons à des devoirs de
plus en plus étendus, mais en démontrant aussi, d’un autre côté, que leur
accomplissement doit devenir de plus en plus volontaire, de manière à concilier
ainsi la subordination avec la dignité en d’autres termes, cela
revient à dire que nous serons de moins en moins gouvernés, à mesure que nous
gouvernerons de plus en plus nous-mêmes. C’est là un type idéal que nos
chevaleresques ancètres ont pressenti; nous acceptons leur programme et nous
pourrons le réaliser, grâce à une doctrine plus réelle que la leur, et à une situation plus favorable.
Mais si la
conclusion de notre travail doit consister à formuler les nouveaux devoirs que
le Positivisme vient de faire enfin pénétrer dans l’ordre industriel, il est
convenable, par suite, d’insister un peu, dans cette introduction, sur la vraie
théorie scientifique du devoir.
La théorie générale du devoir a été
jusqu’ici à peine entrevue par les doctrines théologico-métaphysiques. La
philosophie, devenue positive ou scientifique, peut enfin aborder ce grand
sujet et en construire une théorie vraiment positive. Et d’abord, qu’est-ce que
le devoir ?
Le devoir est l’expression formulée des conditions de notre concours à l’existence d’un titre collectif (Famille,
Patrie, Humanité). Cette définition n’est rien autre chose, suivant le caractère
des vraies définitions scientifiques, que l’expression systématique de l’idée
que le bon sens universel a de tout temps attachée à l’idée du mot devoir. C’est là un fait expérimental et
universel de notre nature. La science, qui est le prolongement du bon sens universel, a pour but d’analyser et de
coordonner ce grand fait, cette grande notion, afin d’en accepter ce qui est
nécessaire et d’en modifier ou perfectionner ce qui est modifiable.
Le devoir constitue-t-il une fonction simple et élémentaire du coeur
ou de l’esprit, irréductible en d’autres éléments, ou bien est-il une fonction
composée résultant du concours habituel d’autres fonctions simples.
Cette haute question, une des bases
de la systématisation de la morale, a donné lieu à diverses solutions, mais qui
se ressemblent en ce sens qu’elles font du devoir
une fonction simple. Pour les uns le devoir se ramène aux sentiments sympathiques;
pour d’autres elle est une vue de l’esprit; et, enfin, Kant en fait une
fonction simple, sui generïs.
Mais ces solutions, quelle que soit
l’éminente valeur des divers apercus qui les motivent, ne sont point conformes
àune saine analyse scientifique. Le
devoir est une fonction composa du cerveau résultant du concours de
fonctions simples, qui donnent ainsi lieu à une résultante ou force unique.
Le devoir résulte, en effet, du concours des sentiments sympathiques
qui nous inspirent le dévouement à d’autres êtres, surtout collectifs, et de
l’intelligence qui détermine les conditions de ce concours. De cette
combinaison constante d’un penchant et dune opinion résulte bientôt chez
l’hommet; le sentiment du devoir proprement
dit, ou la disposition àconformer notre conduite aux conditions nécessaires des
existences collectives auxquelles nous sommes attachés. La conscience, à chaque époque, est pour un homme l’ensemble des
dispositions habituelles à l’accomplissement des divers devoirs, et le remords n’est rien autre chose que
l’émotion pénible qui résulte de la non-satisfaction de chacune de ces
dispositions distinctes. Car il y a autant de remords distincts qu’il y a de devoirs élémentaires. Il résulte de
là que la notion de devoir n’est pas
absolue, mais variable, sans être arbitraire. Elle se développe
graduellement avec la marche de l’Humanité, comme l’histoire le constate d’une
manière éclatante, ce qui vérifie, d’un autre côté, la nature composée de la
notion du devoir. Car si c’était on sentiment ou penchant simple de notre
nature, il ne pourrait ètre modifié que dans son intensité, non dans sa nature.
On comprend dès lors que les
devoirs augmentent en nombre et se précisent davantage avec l’évolution de
l’Humanité. Cela tient à la nature même de l’évolution sociale, où les rapports
augmentent à mesure que l’évolution s’étend et par suite se complique. Si les
devoirs n’augmentaient pas en nombre et en précision avec l’extension de
l’évolution humaine, la société deviendrait contradictoire et se dissoudrait.
D’un antre côté on peut dire aussi
que les devoirs dans chaque société deviennent, pour un individu, d’autant plus précis et plus
nombreux que cet individu occupe une position plus élevée dans la hiérarchie
des fonctions sociales. L’examen de toutes les sociétés en offre une preuve
évidente, et la théocratie hindoue nous en montre un exemple caractéristique en
faisant du paria l’homme qui n’a pas de devoirs.
La grandeur de
la civilisation humaine, ce qui l’a différenciée de plus en plus de l’existence
animale, a consisté précisément à assujettir à des devoirs, ou obligations
de plus en plus précises, nos diverses fonctions même personnelles le
principe de ces obligations résultant de ce que les divers modes
d’accomplissement des fonctions personnelles ont des conséquences qui ne sont
nullement indifférentes aux autres hommes. C’est ainsi que la nutrition,
l’instinct sexuel, etc.’ont été assujettis, et doivent l’étre de plus en plus,
à des obligations distinctes.
Ces diverses obligations, passant de
l’état d’habitude, constituent Ies préjugés; le mouvemente de la civilisation doit établir un nombre
croissant de préjugés. Plus un être occupe une place basse dans la hiérarchie
des êtres civilisés, et plus le nombre de ses préjugés est faible. Le sauvage
n’en a guère, et l’animai pas du toot; Ces préjugés, bien entendu, devant
toujours étre susceptibles de démonstration.
L’anarchie actuelle de l’Occident ne
doit pas nous faire illusion à ce sujet. Le Positivisme, continuant la
grande tradition, manifestera son avènement cn proclamant de nouveaux devoIrs.
Le grand
caractère lu Positivisme, à ce sujet,
est d’assujettir pour la première lois, d’une manière systématique, l’industrie
à un ensemble de devoirs moraux et
sociaux. Non point que jusqu’ici ce mode d’activité en ait été.
complètement dépourvu, mais ie règlement moral de l’industrie était purement
indirect, sans direction systématique et régulière, même dans le régime
théocratique proprement dit. Le catholicisme même, qui est l’état te plus systématique
du tliéologisme, n’a pu aborder la morale sociale proprement dite, si ce n’est
par de vagues conseils de charité. Mais l‘évolution donne à industrie un
caractère à la fois civique et moral: tel est le grand but que le Positivisme
veut atteindre. Formuler les devoirs qui résultent de cette grande
transformation dans la conception de la vie industrielle, telle sera la
conclusion principale de notre travail,
PREMIER
PARTIE
1.-- Vue générale
de la situation économique actuelle de l’Occident.
L’Occident marche, avec une
rapidité croissante et une fébrile excitation, vers une prépondérance
absolue de l’activité industrielle. Mais ce régime nouveau se substitue au
régime antique, sans direction, sans coordination quelconque. Il en
résulte que le développement continu de cet industrialisme sans frein amène
d’inévitables excès qui menacent d’altérer profondément l’organisme social et
d’amener finalement, dans le type humain, une réelle dégradation mentale et
morale, qui bientôt mème compromettrait ces progrès matériels
dont nous sommes si exclusivement et si aveuglément fiers.
Adriano Benayon (AB). Dans la deuxième moitié du XX siècle et au tournant
vers le XXI siècle, la dégradation a encore grandi par l’asujettissement de l’industrialisme aux interêts financiers. La grande fraude est liée a la
manipulation de l’argent, y compris de quantités inimaginables d’argent
electronique.
L’activité guerrière est
spontanément sociale, comme l’esprit théologique est spontanément général: car
toute guerre exige nécessairemeiit un concours, dont les conditions sont
facilement appréciables pour tout le monde ; attendu que chacun se rend
immédiatement raison des dangers personnels et collectifs que présente une
violation, même passagere, d’un tel concours, Aussi est-ce surtout la guerre
qui a fondé les cités et la patrie, qui a construit, enfin, la vie sociale
caractérisée par la solidarité des contemporains, et surtout par la continuité
des générations aussi, la guerre était l’apanage exclusif des hommes libres.
Elle a fait des citoyens.
L’industrie,
au contraire, personnelle au début, et nécessairement analytique, n’a pas pu
prendre encore un caractère à la fois synthétique ni. social, malgrè la longue
évolution déjà accomplie. Ce n’est que de nos jours que le Positivisme a pu
enfin concevoir la systématisation industrielle, en y introduisant le point de
vue social qui lui a été jusqu' ici étranger, et cette grande transformation
dans le caractère de l’activité pratique, constitue une des plus profondes
évolutions que puisse accomplir notre espècie.
Ainsi, le caractère primitivement
servile de l’industrie se conserve de nos jours d’une manière évidente, et avec
d’immenses dangers actuels. Ce caractère n’apparait que trop chez les plus
puissants industriels comme chez les plus modestes prolétaires, sauf
d’éminentes mais bien peu nombreuses exceptions.
Nous voyons, en effet, les
possesseurs d’immenses capitaux admettre, couramment et systématiquement, à la
manière des esclaves antiques, que le travail industriel n’a qu’un but purement
personnel. Emanés l’une classe primitivement servile, ils repoussent
même vivement toute tentative de donner à la richesse un caractère social et
civique. De pareils sentiments rendent cette classe habituellement aussi
incapable qu’indigne de participer au gouvernement général, si ce n’est d’une
manière subalterne. Et en fait, outre quelques représentants des anciennes
classes aristocratiques, le gouvernement appartient essentiellement à cette
partie de la bourgeoisie adonnée aux professions justement qualifiées de libérales.
On doit donc considérer la
tentative saint-simonienne de donner le pouvoir aux industriels non régénérés,
comme une théorie dangereuse et dégradante. Car si elle pouvait se réaliser, elle
confierait la direction à des hommes vraiment indignes, puisqu’ils
gouverneraient avant d’avoir été préalablement élevés du rang d’esclaves à
celui de citoyens, avant d’avoir pris les moeurs et les habitudes
convenables aux fonctions supérieures.
AB. Que dire d’un homme tel que l’actuel président du
Brésil (2005)! Néanmoins, ses deux prédecesseurs sont non moins méprisables, et
ils viennent de milieux considerés comme plus élevés par rapport à celui de M.
Lula.(Brazil)
Le danger d’une telle théorie était
d’autant plus grand qu’elle contenait intrinsèquement une part considérable de
vérité, en annonçant la prépondérance finale du régime industriel. Elle a, par
ces diverses raisons, considérablement contribué à rendre plus désastreuse la
situation actuelle.
La libération totale des
travailleurs pendant le moyen âge, libération qui a été la condition
fondamentale de tous les progrès spéciaux de l’industrie, a donc produit la
situation actuelle où tous les éléments de l’ordre nouveau sont préparés, mais
ne sont nullement systématisés. C’est cette systématisation que le Positivisme
vient leur apporter.
Dès le XVIII
siècle, la prépondérance industrielle était assez grande pour attirer, sur cet
ordre de phénomènes, l’attention des esprits philosophiques; d’un
autre côté, l’évolution scientifique était assez avancée pour qu’ou pût au
moins tenter d’ébaucher, sur ce sujet, une théorie vraiment positive. Cette
situation donna lieu à une série de travaux théoriques qui accomplirent une
analyse scientifique des phénomènes industriels. Cette appréciation scientifique,
fort remarquable, quoique très insuffisante, fut due aux méditations de Quesnay,
de Turgot, de Hume, d’Adam Smith, et elle a reçu plus tard, sous le nom d’économie politique, une très vicieuse
consolidation. Car elle a été finalement constituée dans un isolement
irrationnel de la science sociale, dont elle ne doit être qu’un chapitre.
Cultivée depuis par des esprits plus littéraires que scientifiques et nonassujettis à une convenable préparation, elle sert
trop aujourd’hui à justifier le maintien indéfini l’anarchie économique.
La science
sociale positive et complète peut et doit enfin donner, à de tels travaux, une
impulsion féconde à la fois théorique et pratique ; car nous ne perfectionnons
la théorie qu’afin de mieux éclairer la plus haute pratique sociale, où se
troilve, d’ailleurs, la plus convenable vérification expérimentale des
méditations purement scientifiques. Mais, avant d’aller plus loin, je dois
résumer philosophiquement les résultats de cette élaboration des grands penseurs
du XVIII siècle, car je pourrai ainsi définir scientifiquement la situation à
ce sujet, de manière à en constater les nécessités, et à en déduire un ensemble
de devoirs qui, librement et graduellement adoptés, puissent remédier aux
inconvénients actuels, et préparer un ordre plus normal.
Il.— De la division du travail.
En considérant l’ensemble de la vie
industrielle, on a bientôt vu qu’elle reposait essentiellement sur la division
du travail, c’est-à-dire sur la décomposition du travail industriel en
fonctions vraiment distinctes et accomplies par des personnes différentes. Ce
principe n’est, du reste, qu’ un cas particulier du principe général entrevu
par Aristote et constitué par Auguste Comte, qui en a fait une des bases de la
statique sociale (1).
A. Smith a surtout insisté sur
cette considération, implicitement admise par ses prédécesseurs Hume et Turgot,
qui étaient, du reste, des penseurs d’un ordre plus élevé.
(1)
L’incomparable Aristote découvrit en effet le caractère essentiel de toute
organisation collective, quand il la fit consister dans ta séparation des
offices et la combinaison des efforts. On conçoit à peine que les économistes
modernes aient osé s’attribuer cette lumineuse conception, quand leur empirisme
métaphisique la rèduisit à une simple décomposition
industrielle que le prince des philosophes avait dédaignée. Dans son état
initial, elle eut réellement toute l’étendue qu’exigeait son usage
systématique. Mais elle ne pouvait suffisamment fonder la vraie théorie de
l’ordre que quand l’ensemble de l’évolution humaine aurait assez indiqué la
nature et le classement des principales forces sociales. Cette condition
nécessaire étant ici remplie, le génie dl’Aristote m’a douc préparé la base
normale d’une telle construction. « Auguste Comte, Politique Positive,
tome Il, p. 281.
On a longuement disserté sur un tel sujet, même d’une
manière souvent purement littéraire et déclamatoire, en montrant à satieté
l’utilité industrielle de la division du travail, sans insister sur ses
inconvénients désormais si graves. Car par cette division exagérée et sans
contrepoids, on forme d’habiles producteurs, mais en cessant de faire des
hommes. Néanmoins, une telle analyse scientifique,
quelque imparfaite qu’elle soit, et méme quelque dangereuse qu’elle soit
devenue par son irrationnel isolement, était strictement nécessaire. Aussi, nul
esprit réfléchi ne peut maintenant refuser d’admettre ce théorème la vie industrielle tout entière est fondée
sur la division du travail ou sur la décomposition en fonctions économiques,
exécutées par des agents distincts.
Cette décomposition s’est
graduellement étendue et consolidée, et a donné lieu, dans tous les pays, à des
fonctions diverses, et qui sont, les unes par rapport aux autres, dans des
relations necessaires.
La considération des relations des
diverses fonctions economiques entre elles est un complément logique du
principe de la division du travail. Mais avant même que ce théorème fût
suffisamment analysé par Smith, il avait été implicitement admis par le grand
Hume (1), et avait fourni à celui-ci la découverte d’un principe capital,
logiquement subordonné au premier.
Ce principe, que l’on doit désigner
sous le nom de théorème de Hume, consiste
au fond en ceci:
«Les industriels se divisent
néssairemnent en agriculteurs et manufacturiers. Les premiers constituent la
base nécessaire de tout l’ordre économique, en fournissant les aliments et les
matières premières, que les autres transforment et transportent ".
1 » Discours Politiques, traduits de ‘anglais, 1754 . Di scours premier Du commerce .
Cette
décomposition binaire de la hiérarchie industrielle conduit ensuite Hume à ce
principe:
«Toutes les
classes sociales vivent de l’excès de la production des classes agricoles sur
leur consommation. C’est cet excès qui permet l’existence dles autres fonctions
economiques, et de toutes les antres fonctions sociales quelconques. C’est de
la quotité de cet excès que dépendent la vie sociale tout entière et tous les
progrès de la civilisation. Car cet excès seul permet l’existence des classes
théoriques, source de toute évolution. Cette conception a été entrevue aussi et
développée par les physiocrates, et les a conduits
aussi à une décomposition binaire de la hiérarchie industrielle, mais sous une
forme moins satisfaisante que dans la décomposition due à Hume.Ils
décomposaient, en effet, la hiérarchie sociale en agriculteurs et salariés; les
salariés, contenant toutes les fonctions, depuis les rois jusqu’aux
cordonniers, conçus les uns et les autres, comme ,avés et nourris par la classe
agricole, seule vraiment productive.
AB. Ce principe du réactionnaire Hume, adopté par les
non moin réactionnaires physiocrates, est par trop primaire. D’ailleurs les
agriculteurs acquierent eux aussi des biens produits par l’industrie, y compris
leurs machines, tracteurs, etc.
Hume ne
formule point le principe avec la précision scientifique que nous pouvons
désormais y introduire, mais il résuite très nettement, pour tout esprit
philosophique, d’une pénétrante analyse. Du reste, Hume a apprécié la réaction
si capitale de la classe manufacturière (manufacturïers, commerçants et
banquiers) sur la classe agricole prorement dite, base de tout le reste, cette
action et cette réaction des deux grands éléments de la hiérarchie industrielle
constituant l’ordre économique.
Néanmoins,
outre une trop imparfaite formumulation, que nous complétons aujourd’hui, Hume
n’a pas suffisamment décomposé ensuite la classe manufacturière en ses trois
éléments manufacturiers, commerçants, banquiers. Mais ce profond génie sentait
mieux que les grands penseurs, ses contemporains, l’impossibilité, d’une vraie
théorie positive de la vie industrielle, dont il comprenait trop, quoique
confusément, la relation nécessaire avec la fondation de la science sociale.
Aussi s’est-il sagement borné à des essais, mais où éclate la pénétration de
cette haute intelligence. On peut, dans un autre genre, le comparer à Diderot
«l’un et l’autre comprenant très
bien que la fondation de la sociologie et de la morale était prématurée, et qu’il fallait se borner à des
essais préparatoires (1).
(1) Auguste Comte
le premier a donné une conception positive de l’ensemble de la vie économique
en concevant que les diverses fonctions distinctes de l’ordre industriel
Agriculture, Manufacture, Commerce, Banque,, se coordonnent en une hiérarchie
naturelle, et que la dependance spontanée de ces diverses fonctions les unes
par rapport aux autres est réglée par le principe de tout classement positif. De plus, il a rigoureusement
démontré que chacune do ces fonctions industrielles distinctes présentait
nécessairement la décomposition d’ entrepreneurs et travailleurs. Pour
la première fois enfin l’ordre industriel a pu étre conçu dans son ensemble sans être séparé ni
isolé de la vie sociale tout entière. Ainsi s’est fondée une vraie science
sociale propre à diriger la pratique, et dont la fécondité croissante
contrastera avec l’insufflsance de la prétendue science de l’économie politique
qui, à cause de son irrationnel isolement et de sa culture littéraire, n’offre
progrès vraiment capital depuis les ingénieux aperçus de Quesnay, Hume, Turgot,
Ad. Smith.
III. De l’équilibre économique
spontané.
Mais cette décomposition, même en
la concevant comme une analyse purement préliminaire de la vie industrielle en
fonctions économiques distinctes et liées entre elles, restait une théorie
profondément imparfaite tant qu’on n’avait pas suffisamment apprécié les
conditions suivant lesquelles concourent ces diverses fonctions. En un mot,
l’ébauche préliminaire d’une théorie positive de la vie industrielle exigeait
que l’on démontrât que les dïverses fonctions économiques concourent entre
elles, de manière à arriver à un équilibre
naturel et à former un ordre
spontané.
On ne s’est élevé que par degrés à
un théorème si capital; et même sa formulation définitive appartient au
Positivisme, car ce théorème a été admis d’abord plus implicitement
qu’explicitement. Mais, néanmoins, il résulte des travaux des grands
économistes du dixhuitième siècle, et surtout on l’aperçoit dans tes
conceptions dues au génie synthétique de Quesnay.
Hume démontra d’abord que,
nonobstant tous les obstacles artificiels quelconques, il tendait toujours à
s’établir un niveau monétaire. Car, d’après lui, malgré les
obstacles artificiels de la politique, l’argent
reste toujours, au bout d’en certain temps, dans un rapport determiné avec le
développement agricole et manufacturier de la population.
Il y a donc, quant au rôle de la
monnaie, un équilibre ou un ordre naturel économique, qui tend toujours à s’établir,
malgré les obstacles artificiels qu’on lui oppose.
Les economistes français établirent
un tel théorème quant au blé; ils firent voir qu’il tendait toujours à
s’établir, entre la production et la
répartition du blé, et les autres
fonctions économiques, un équilibre ou ordre naturel qu’il fallait bien se
garder de contrarier, sous peine des plus grands dangers.
« La valeur vénale dus
denrées, le revenu, le prix des salaires, la population, sont liés entre eux
par une dépendance réciproque, et se mettent eux-mémes en équilibre, suivant
une proportion naturelle, et cette proportion se maintient toujours lorsque le
commerce et la concurrence sont entièrement libres.
« La
chose est évidente dans la théorie; Car ce n’est pas au hasard que les prix des
choses se sont fixés;
cette fixation est un effet nécessaire du
rapport qui est entre chaque besoin des hommes et la totalité de leurs besoins,
entre leurs besoins et moyens les
satisfaire; il faut bien que l’homme qui travaille gagne sa subsistance, puisque
c’est le seul motif qui l’engage à travailler; il faut bien que celui qui le
fait travailler lui donne cette subsistance et achète, par ce moyen, le travail
du salaire, puisque sans ce travail il ne pourrait avoir ni revenu, ni en
jouir» — (Turgot, Lettres à l’abbé Terray) .
On peut voir ce point capital des
idées de Quesnay et de Turgot nettement exposé par Condorcet
(I ). (1) Du Commerce du Blé, par Condorcet.
Cette notion d’un ordre naturel
économique était, au fond, très implicitement compris dans la conception du tableau éconornique; et Mercier de la
Rivière, qui appartenait à une telle école, put
écrire son livre: De l’ordre naturael et esssentiel des
sociétés humaines, dont le titre est vraiment décisif.
De telle sorte que, par ces analyses
sucessives, les économistes purent arriver à cette conception fondamentale,
résultat implicite de leurs travaux: les
diverses fonctions économiques, necessairement distinctes, abandonnées à elles-mêmes tendent à certain équilibre et
à ordre spontané ou naturel.
Du reste, ces illustres penseurs ne
faisaient que démontrer, dans l’ordre économique, l’assujettissement des
phénoménes sociaux à des naturelles de similitude et de succession. Leurs
travaux concouraient ainsi, avec les méditations superieures des Vico et des
Montesquieu, à préparer les bases d’une science vraiment positive, dont la
fondation définitive, par Auguste Comte, devait constituer l’oeuvre mentale
caractéristique du dix-neuvième siècle.
Malgré
l’insuffisance de leurs théories, ces illustres penseurs purent néanmois
admirablement servir la pratique sociale, parce que, sous l’impulsion des
nobles sentiments, ils purent appliquer une ébauche sans doute, mais une
ébauche vraiment scientifique e positive.
SECONDE
PARTIE
DE LA RELATION DE L’ABSTRAIT AU CONCRET
OU DE
LA THÉORIE
A LA PRATIQUE,
DANS L’ORDRE ÉCONOMIQUE.
I) Des dangers de la consideration exclusive et absolue de l’ordre économique.
On peut donc que le résultat général qui se dégage de
tous les travaux des grands économistes de XVIII siècle, dont nous avons
aujourd’hui que l’indéfinie répétition, se réduit, comme nous venons de le
voir, au théorème suivant: Il s’etablit,
au bout d’un certain temps, et spontanément, entre les diverses fonctions
distinctes de l’ativité industrielle, un équilibre qui constitue l’ ordre
naturel économique.
Ce n’est pas
qu’aucun économiste, à ma connaissance du moins, ait formulé un tel théorème
général: mais il se dégrage nettemente et facilement des travaux de Quesnay, Turgot, Hume, Adam
Smith. Mais si, en proclamant une telle proposition, ces illustres philosophes
en ont tiré une critique négative, utile quoique trop absolue, du régime
ancien, et aussi des conséquences
pratiques d’une immense utilité,
le mérite de ces applications a beaucoup
tenu à ce qu’ils ont corrgié, sous l’influence de leur grandeur propre et de
leur situation, les dangers de cette proposition trop exclusiviment
considérée.
Car, on ne doit pas l’oublier, ces penseurs étaient
profondément liés au mouvement de régération du XVIII siècle, et ils évitaient,
en tant que philosophes, certains dangers des doctrines purement économiques.
Plus tard, il n’en a plus été ainsi. Leurs successeurs, si l’on peut leur
donner ce nom,
sont devenus de
purs économistes, et alors ont éclaté de plus l’insuffisance et les
inconvénients d’une prétendue science économique distincte de la science
sociale.
Je dois remonter ici à la source intime et scientifique
des lacunes et des dangers de’l’économie
politique considérée comme une science distincte, cultivée independamment de la
constante considéation des autres phénomènes sociaux. C’est lá une analyse
difficile et délicate, mais absolument indispensable. L’insuffisance du theóréme fondamental de l’economie
politique, conçu en tant que devant diriger la pratique, tient à ce que c’est
un théorème de statique sociel dans lequel on fait abstraction du temps; ce qui est nécessaire, indispensable, au
point de vue scientifique, mais à condition que l’on sache ce l’on fait, et que
l’on réintroduise l’elément écarté, quand on veut aborder la réalité et
l’application.
Je m’explique. En statique proprement dite on étudié
les conditions générales suivant lesquelles diverses forces distinctes
constituent un équilibre. La considération du temps en donc
nécessairement éliminée.
En dynamique, au contraire, où l’on étudie le mouvement,
la considération d’une nouvelle variable, le temps, entre nécessairement,
puisque le déplacement d’un corps a toujours une certaine durée.
Alors surgit l’étude nécessaire des conditions suivant
lesquelles le l’équilibre subsiste pendant toute la durée du mouvement. Or, ces
considérations, émanées de la mecanique rationnelle, s’appliquent à la
sociologie, dans laquelle on doit considérer la statique qui étudie les conditions
d’ordre et la dynamique qui étudie celles du mouvement, et les lois
suivant lesquelles l’ordre persiste pendant le mouvement. Or, les
économistes ont établi un théorème de statique sociale, à savoir: l’existence, au bout d’un certain temps, d’un équilibre spontané des diverses fonctions
économiques entre elles; mais ils ont ainsi conçu cet équilibre d’une manière
absolue, sans se préoccuper des conditions d’évolution, et sans mème entrevoir
les lois suivant lesquelles l’équilibre économique varie aux diverses époques,
en tendant vers une certaine limite idéale qui, au fond, ne sera jamais
atteinte. Et c’est au nom de cette limite idéale qu’ils ont prétendu diriger la
pratique. Il y a donc là, malgré une importante mais passagère utilité, une
insuffisance croissante et des dangers croissants aussi. Cette insuffisance et
ces dangers sont de nature analogue à ceux que nous offrent, en mécanique, les
esprits incomplets qui, n’ayant l’ait que des études de statique, sont amenés à
poursuivre la réalisation du mouvement perpétuel.
Une seconde source d’erreur, c’est
que, méme en restant au simple point de vue de la statique ou de l’équilibre,
les économistes sont encore incomplets, par suite constamment exposés à l’illusion, comme les théoriciens trop
abstraits quand ils veulent aborder la pratique ou l’éclairer de leurs
conseils.
En effet, l’équilibre spontané
entre les diverses forces économiques n’existe pas de lui-méme, il existe comme
élément d’un équilibre plus général, de l’équilibre naturel de toutes les
diverses forces sociales quelconques. Sans doute l’on peut, et l’on doit
mème considérer l’équilibre économique en lui-même, mais c’est à condition
que l’on sache ce que l’on fait; et surtout à condition de bien savoir et de bien comprendre qu’en
considérant l’équilibre économique en lui-méme, on emploie un simple artifice
de logique indispensable pour mieux étudier, mais purement transitoire, et
nécessaire pours’élever finalement à la considération, seule réelle, de
équilibre social lui-nième. On conçoit l’illusion profonde qui doit résulter de
cet oubli pour les économistes au point de vue théorique, mais on comprend
mieux encore combien doivent ètre dangereux, pour les praticiens, les conseils
émanés d’une théorie si insuffisante. C’est dans cette abstraction, conçu par les métaphysiciens économistes comme une
réalité, qu’est la source intime de ces désastreuses conceptions où l’on
en vient à considérer la vie économique en elleméme, en dehors de toute
morale générale et de tout civisme, sauf, depuis quelque temps,
d’insignifiantes déclarations morales, habituellement placées dans les
préfaces, sans aucune influence appréciable sur les conceptions elles-mémes.
Mais les considérations que je
viens d’indiquer ne sont qu’un cas particulier d’une théorie générale, à savoir
celle de la relation de l’abstrait au concret, ou, en d’autres termes, de la
relation de la théorie, nécessairement abstraite, à la pratique, nécessairement
concrète. Je vais sommairement apprécier cette haute et difficile théorie, et
j’en déduirai des applications plus précises au cas de l’économie politique.
II.
Théorie générale de la relation de
l’abstrait au concret ou du rapport de la théorie à la pratique.
La science proprement dite étudie
les lois des divers phénomènes distincts; elle est donc nécessairement
abstraite, puisqu’elle étudie chaque phénomène, considéré dans ce qu’il a de
commun dans tous les corps différents qui le manifestent. Ainsi, la géométrie
étudie les lois de l’étendue appréciée en elle-mème, indépendamment de chaque
corps en particulier. La mécanique expose les lois générales du mouvement en
tant qu’elles s’appliquent à tous les mouvements quelconques, et non point tel
ou tel corps en mouvement. La physique et la chimie nous présentent le même
caractère.
La biologie et la
sociologie rentrent de plus on plus dans le meme cas, depuis qu’elles sont
définitivement devenues des sciences positives.
Par suite même de son caractère
abstrait, la science est générale, car elle étudie des conditions qui se
retrouvent dans tous les cas particuliers quelconques. C’est là son immense
avantage, mais c’est aussi son grave danger. Car lors-quoi veut passer
directement de la science abstraite à la pratique, on est exposé à l’illusion, à cause de l’élimination,
necessaïre au point de vue scientifique, de certains éléments qui ont
cependant, sur le résultat effectif, une influence décisive. Est-ce à dire pour
cela que la semence n’ait pas d’utilité pratique, et que son utilité soit
purement philosophique? Il n’en est rien et il faut expliquer ici avec
précision où réside la source fondamentale de l’utilité pratique des sciences
abstraites.
Les lois abstraites des divers
phénomènes ont une immense utilité pratique comme l’expérience l’a suffisamment
constaté. Car le puissant développement qu’a reçu l’industrie occidentale,
depuis surtout un siècle, tient àl’application qu’on y a faite des sciences
abstraites (mécanique, physique et clhimie) . Une comnparaison historique
rendra ceci extrémement sensible. Il suffit en effet de comparer l’industrie
essentiellement concrète et empirique de la Chine avec l’industrie, à base
abstraite, de l’Occident. La population chinoise est aussi active, aussi
économe, aussi industrieuse que les populations occidentales, et néanmoins celles-ci sont
arrivées dans l’ordre physico-chimique, grâce aux sciences abstraites orrespondantes, à d’immenses résultats dont la Chine n’offre
pas méme l’ébauche. Nous citerons, par exemple, la machine à vapeur, les
applications de l’électricité, etc., etc. La Chine ne retrouve l’égalité, ou
mème quelquefois la supériorité, que dans les industries, telles que
l’horticulture, ou l’intervention de la science n’a pu ètre encore
convenablement organisée .Le phénomène est donc incontestable et propre à
frapper tout observateur judicieux.
Mais c’est l’explication, jusqu’ici
trop méconnue, de ce grand fait, qu’il fallait indiquer.
L’utilité pratique de la science
abstraite tient à deux conditions qu’il faut sommairement apprécier.
La première consiste à permettre
l’examen des cas possibles, en dehors
de ceux que nous présente l’observation immédiate de la réalité. De là une
immense base d’action modificatrice, et la possibilité d’arriver à constituer,
dans une infinité de cas, un ordre artificiel infiniment supérieur, pour nous,
à l’ordre naturel, et précisément on nous appuyant sur les lois des phénoménes.
On a pu ainsi, grâce à la connaissance abstraite des lois de la mécanique et de
la physique, construire une puissance motrice que les lois des phenomenes
géométriques nous ont permis d’appliquer à tous les cas. Car, lorsquela
physique eut permnis, par l’intervention de la vapeur, de produire un mouvement
de va-et-vient, la théorie abstraite de la transformation des mouvements permit
d’en déduire avec une précision mathématique toute sorte de mouvements
quelconques. Prenons un autre exemple pour rendre plus sensible cette
explication. L’homme avait constaté, dès le début de toute civilisation, que
certains corps flottent spontanément, tandis que d’autres sont privés de cette
propriété. Ce double fait était exprimé empiriquement en distinguant les corps
en légers et lourds. Mais, lorsque Archiméde eut trouvé le principe qui
explique les conditions de toute flottaison, la distinction empirique
disparut, et, grâce au principe scientifique, on put concevoir la possibilité
de faire flotter les corps quelconques, et mème ultérieurement, la possibilité
de la flottaison aérienne.
Mais si la science abstraite permet
de concevoir une infinité de cas possibles de modificabilité, que l’empirisme
n’eût pas révélés, elle permet aussi, par une propriété complémentaire, de
circonscrire nos essais dans des limites déterminées. Car, grâce à la
connaissance des lois scientifiques des divers phénomènes, nous pouvons éliminer
directement toutes les tentatives d’action pratique qui violeraient l’une
quelconque de ces lois.
C’est ainsi que les applications de
la science, partout où elles peuvent être faites, rendent possible la
combinaison qu on aurait crue irréalisable entre l’audace et la prudence.
Si la science
rend praticables des applications que le plus audacieux rêveur n’eût osé
concevoir, par un privilège non moins certain, elle introduit la régularité
dans le domaine des chimères.
C’est ainsi
que, dans toutes les industries où les sciences abstraites ont pu étre
appliquées, les occidentaux ont montré, et montreront de plus en plus la
combinaison ce la plus haute audace dans les
entreprises, avec une grande sagesse pour l’élimination des pures
utopies dans
l’ordre social et moral où l’abstraction a été, en Occident, introduite, maïs
sais caractère suffisamment scientifique, nous avons vu une audace
dentreprises propre aux Européens, mais sans aboutir à une convenable
systématisation de la pratique politique. Cela nous conduit ainsi à concevoir,
parallèlement aux diverses sciences abstraites, tino série d’arts correspondants,
essentiellement relatifs aux phénomènes
que ces sciences étudient. On ne doit pas
néanmoins oublier que, si un art a spécialement pour destination essentielle
la modification d’un certain ordre de phénomènes, néanmoins il est obligé de
tenir compte de la réaction de tous les autres; on est ainsi conduit à la
double série suivante :
Sciences Arts.
Géométrie Arts géométriques
Mécanique Arts mécaniques
Astronomie Arts astronomiques
Physique Arts physiques
Chimie Arts
chimiques
Biologie Arts biologiques
Sociologie Arts Politique
Morale
Théorique Moral Pratique ou
Education/Medicine, Devers/,
Mais alors se presente une immense question que
l’empirisme antique n’avait pas même pu entrevoir: le passage de l’abstrate au
concret, ou en d’autres moins scientifiques, le passage de la théorie à la
pratique.
Un art quelconque ne peut recevoir la constitution
morale qu’en se liant à une science correspondente; c’est ainsi que l’art peut
acquérir le degré de rationalité dont il est susceptible, et c’est ainsi encore
que nous arriverons dans tous les ordres de phénomènes, surtout sociaux, à cette
puissance modificatrice à la fois audacieuse et sage que nous avons déjà
atteinte à un degré caractéristique dans l’ordre cosmologique.
Certes, nous ne pouvons meme ébaucher ici cette vaste
théorie, mais la conception seule de son ensemble une jettera une grande
lumière sur la question que nous examinons en ce moment: l’application de
l’économie politique, conçue comme science abstraite, à l’art politique.
III)
Application
de la. théorie générale de la relation de fats l’abstrat au concret, au cas de l’étude de l’ordre économique.
L’économie politique est une science abstraite, mais une
science abstraite incomplète, et par suite insuffisante, à cause du caractère
absolu qu’elle a encore conservé, et qui lui donne un cachet métaphysique,
malgré de belles analyses spéciales.
D’un autre côté, l’éducation d’ordinaire
exclusivement littéraire de ceux qui la cultivent au XIX siècle a aggravé
considérablement les inconvénients de sa primitive constitution irrationnelle.
(AB.
Cela n’est pas devenu mieux, après que l’on a mathematisé les exposés
d’économie.)
Aussi voyons-nous actuellement l’économie
politique devenir de plus en plus absolue, au moment où il faudrait qu’elle
devint plus relative.
Je vais appliquer, d’une manière plus
spéciale, ces considérations à quelques-unes des conceptions les plus
fondamentales de l’économie politique.
Les
économistes justifient tout nouveau changement, et repoussent les plaintes
souvent si légitimes de ceux qui en souffrent, en prétendant qu’au bout d’un certain temps il s’etablit
un équilibre économique plus favorable que le précédent d’ordre social, et
mème finalement plus avantageux à la classe primitivement lésée. Tout le monde
connaît les lieux communs littéraires sur le nombre des ouvriers d’imprimerie
comparé à celui des copistes.
Mais en admettant que cela soit
théoriquement vrai, comme ce l’a été, en effet, bien souvent, il n’en est pas
moins vrai qu’en pratique le temps est
un élément capital et dont il n’est nullement permis de faire abstraction.
Remédier aux malheurs qu’entraîne sourtout de nos jours, toute grande
modification économique, par la perspective du bonheur ultérieur de nos
successeurs, constitue une solution dérisoire qui juge la science d’où elle
émane.
Une appréciation analogue s’applique
au fameux principe de l’offre et de la demande, qui n’est au fond qu’une
transformation spéciale du principe de l’équilibre économique spontané. Car ce
principe revient au fond à dire : qu’il s’établit nécessaireœent un équilibire,
au bout d’un certain temps, entre les diverses fonctions economiques, puisque
toute fonction économique aboutit finalement à un échange. Or, dire qu’il
n’y a rien à faire qu’à la laisser agir ce principe sans jamais intervenir,
c’est dléclarer que nous ne devons jamais perfectionner l’ordre naturel; ce
qui constitue le plus complet aveu d’insuffisance qu’une science puisse faire.
Ce principe revêt même un caractère finalement odieux, quand on prétend s’en
servir exclusivement pour régler les relations entre les entrepreneurs et les
travailleurs. Car on en arrive alors à réduire les hommes à de simples
matériaux, et à justifier l’industrialisme le plus abject.
Un troisième principe de l’économie
politique, qui n’est aussi qu’une autre forme du théorème de l’équilibre économique spontané, c’est
la fameuse théorie du libre-échange, dont nous devons dire quelques mots à
cause de l’abus singulier qu’on en a fait.
Ce libre-échange consiste, au fond, à
étendre aux populations diverses le principe de la division du travail. On
admnet, de cette manière, que chaque population s’appliquera à produire ce qui
convient
le mieux à sa
situation, et qu’ensuite il s’établira spontanément le meilleur équilibre
économique possible entre les diverses populations livrées à des fonctions
distinctes- De celte manière, l’Humanité est conçue dans son ensemble, comme
formant un tout exerçant sur la planète une action systématique pour la
meilleure satisfaction de nos besoins.
Cette conception est fort
remarquable au point de vue abstrait, et constitue une vue large, quoique
imparfaite, de la limite vers laquelle nous devons tendre. Mais, si l’on veut
procéder tout de suite, d’après cette voie absolue et imparfaite, à la
réalisation pratique, les conséquences les plus désastreuses font ressortir
immédiatement l’insuffisance profonde de l’économie politique.
1o - On fait ainsi abstraction des diversités
nationales actuelles, de sorte que l’application de ce
principe, prétendu humanitaire, devient
terrible. Voilà, par exemple, le cas de l’Inde où chacun est
attaché à sa profession par des
principes religieux absolus. Mettez donc de tels malheureux, que leurs
convictions lient à leurs métiers, en concurrence immédiate avec les puissantes
machines occidentales? Aussi, le cas de l’Inde présente-t-il une des situations
où le fameux principe du libre-échange est le plus on défaut, et c’est
peut-être ici que la prostitution du mot progrès, pour justifier
l’exploitation d’indignes bandits cummerciaux a été la plus odieuse. Je
pourrais, à un moindre degré, appliquer ces considérations au cas de la Chine
et du Jopon, et mème à l’Occident, malgré les pompeuses déclamations
littéraires qu’on ressasse sans cesse sur un tel sujet. On voit donc qu’en
négligeant, par la brutale application du libre-échange, l’inégalité de
développeinent des diverses sociétés de la planète, on arrive à produire
un désordre épouvantable. il n’y a que ceux qui se consolent de tout, par
l’immensité des chiffres des affaires économiques, qui peuvent ainsi prendre
leur parti des souffrances imposées aux masses humaines par ces dangereuses
spéculations abstraites.
2O -- Le
développement du libre-échange, surtout imposé par l’Occident à l’Orient, conduit
à ces fortunes à la fois nombreuses et puissantes qui, acquises en dehors de
toute considération quelconque de moralité, rendent la richesse odieuse et
méprisable.
3O-- Enfin, cette considération exclusive d’un équilibre
économique universel, sans la considération d’une préalable rénovation
religieuse universelle, supprime le civisme, base éternelle de toute existence
sociale, et la moralité, couronnement final de l’état normal,
Je viens ainsi, dans ces diverses conceptions fondamentales de
l’économie politique, d’indiquer la source des illusions tenant à la
constitution incomnplète et métaphysique de cette prétendue science.
Du reste quand, au siècle dernier,
surgirent ces conceptions alors si nouvelles et si utiles, et qui ont joué un
rôle si efficace, désormais épuisé, une vive discussion signala quelques-uns
des principaux inconvénients de ces doctrines économiques. Cette discussion,
trop oubliée et trop mal jugée, peut maintenant étre convenablement appréciée
du point de vue élevé où nous sommes placés.
L’adversaire éminent des doctrines
économiques fut le célèbre abbé Galiani; je dis adversaire éminent, car
tout en signalant les côtés faibles et insuffisants de ces conceptions, il en
adoptait au fond la partie
la plus applicable. Les diverses objections de
Galiani ont été présentées dans les Dialogues
sur le commerce des blés (1 – Londres,1770), qui sont de véritables
chefs-d’oeuvre d‘esprit, d’art et souvent d’une admirable agacité. Citons le passage suivant:
« Le chevalier . - Au
reste, je conviendrai que la plupart des anciens règlements, lorsqu’ils ont été
faits pour la premnière fois, étaient pleins de sagesse et de raison, parce
qu’alors ils ont été faits selon le temps et les circonstances.
Le marquis. — Oh!
que j’ ai de plaisir à vous entendre parler ainsi! En vérité, tous les auteurs
modernes traitent nos ancêtres bien durement. .A les en croire, on dirait
qu’ils marchaient à quatre pattes. On répète à chaque ligne qu’ils ne
connaissaient ni vrais intéréts de la nation, ni la balance du commerce, ni les
principes de bonne administration, qu’ils respectaient ni la probité, ni la
liberté! En un mot, un les représente à nos yeux comme une troupe de tyrans
aveugles, qui frappaient une barre de fer sur un troupeau d’esclaves stupides.
Les plus doux et les plus réservés de ces écrivains se contentent de dire que
nos bons ancétres étaient un peu bètes. Ces propos m’ont toujours fait de la
peine par mille bonnes raisons, et surtout parce qu’il me paraît à moi
incontestable que nous descendons de nos ancêtres.»
Ainsi l’abbé Galiani comprend-il
admirablement bien qu’il était absurde de juger, au point le vue d’un ordre
économique abstrait, ce qui doit être apprécié en tenant surtout compte de
la situation politique. Il met ainsi le doigt sur l’irrationalité du
caractère absolu de l’économie politique.
Comme
à l’ordinaire, les critiques judicieuses et souvent profondes de Galiani
n’arrêtèrent nullement l’évolution socialement opportune de l’économie
politique, dont les principales analyses scientifiques avaient du reste une
incontestable valeur abstraite. Mais, au fond, personne ne réfuta réellement
Galiani, sauf la profonde appréciation où Turgot (1) signale à la fois le
caractère necessairemnent abstrait de toute vraie conception scientifique, ce
que Galiani avait trop méconnu, et en méme temps l’inopportunité sociale de ces
critiques contre une appréciation exagérée sans doute, mais indispensable dans
la situation correspondante de l’Occident.
Outre l’admirable force abstraite
de Turgot, on sent ici l’incomparable supériorité morale de ce grand homme. Du
reste, on doit remarquer que comme ministre, et comme administrateur, notre
grand Turgot savait apporter à la tendance trop absolue des principes
économiques tous les tempéraments nécessaires.
Enfin, je dois terminer cette digression historique par quelques paroles
de Sieyès, où il a parfaitement senti la véritable relation de la théorie à la
pratique:
« Tant que le philosophe n’excède
point les limites de la vérité, ne l’accusez pas d’aller trop loin. Sa fonction
est de marquer le but; il faut donc
qu’il y arrive. Si, restant en chemin, il osait y élever son enseigne,
elle pourrait étre trompeuse. Au contraire, le devoir de l’administrateur est de
combiner et graduer sa marche, suivant la nature des difficultés. Si
le philosophe n’est au but, il ne sait où il est; si l’administrateur ne voit
le but, il ne sait où il va» (Sieyés,
Qu’est-ce que le Tiers-État ?)
(1) Vous êtes bien sévère; ce n’est pas là un
livre qu’on puisse appeler mauvais, quoiqu’il soutienne une bien mauvaise
cause; mais on ne peut la soutenir avec plus d’espirit, plus de grâce, plus
d’adresse de bonne plaisanterie, de finesse même , et de discussion dans les détails. Un tel livre, écrit avec cette
élégance, cette légèreté de ton, cette propriété et cette originalité d’e expression,
et par un étranger, est un phénomène peut-être mimique. L’ouvrage est trés
amusant, et malheureusement il sera très difficile d’y répondre de façon à
dissiper la séduction de ce qu’il y a de sérieux dans les raisoinnemeuts, et de
piquant dans la forme. (Lettre à lábbé Morellet. Limonges, 17 janvier 1770)
Vous
croiriez que je trouve son ouvrage bon, et je ne le trouve que plein d’esprit,
de génie même, de finesse, de profondeur, de bonne plaisanterie, etc., mais je
suis fort loin de le trouver bon, et je pense que tout cela est de l’esprit
infinitement mal employé, et d’autant
plus mal qu’il aura plus de succès et qu’il donnera un appui à tous les sots et
les fripons attachés à l’ancien système, dont cependant l’abbé s’éloigne
beaucoup dans son résultat. Il a l’art de tous ceux qui veulent embrouiller les
choses claires, des Nollet disputant contre les
Frankln sur l’électricité, des Montaran
disputant contre M. le Gournay sur la liberté du commerce, des Caveyrac
attaquant la tolérance. Cet art consiste à ne jamais commencer par
le commencement, à présenter, le sujet dans
toute sa complication, ou par quelque fait qui n’est qu’une exception, ou par
quelque circonstance isolée, étrangère, accessoire, qui ne tient pas à la question, et ne doit entrer pour
rien dans la solution. L’abbé Galiani, commençant par Genève pour traiter la question de la liberté du
commerce des grains, ressemble à celui qui faisant un livre sur les moyens
qu’emploient les hommes à se procurer la subsistance, ferait son premier
chapitre des culs-de-Jatte...
Je dirai encore généralement, que quiconque
n’oublie pas qu’il y a des Etats politiques
séparés les uns des autres et constitués diversement ne traitera jamais bien
aucune question d’économie politique: je n’aime pas non plus à le voir
(Galiani) toujours si prudent, si ennemi de l’enthousiasme, si fort d’accord
avec le ne quid nimis, et avec tous
les gens qui jouissent du présent et qui sont
fort aises qu’on laisse aller
le monde comme il va, parce qu’il va fort bien pour eux, et qui, comme
disait M. de Gournay, ayant leur lit bien fait, ne veulent pas qu’on les remue.
Oh! toutes ces gens-là ne doivent pas aimer l’enthousiasme, et ils doivent
appeler enthousiasme tout ce qui attaque l’infaillibilité des gens en place,
dogme admirable de l’abbé, politique de Pangloss»— (Lettre à Mademoiselle de
Lespinasse. Limoges, 26 janvier
1770.)
TROISIÈME
PARTIE
DE LA
STABILITÉ DE L’ÉQUILIBRE ÉCONIMIQUE
I. — De
l’instabilité économique et de ses dangers.
L’analyse philosophique que nous
venons d’accomplir nous a donné une connaissance précise des erreurs de
l’économie politique et des dangers de son application; nous pouvons maintenant
apprécier comment ces erreurs influent d’une façon si
fâcheuse sur la situation actuelle de l’Occident et de la Planéte, en donnant
une consécration systématique aux excés constamment croissants d’un
industrialisme effréné, que l’on prétend dispenser toujours au nom de ces
fallacieuses conceptions, de toute direction quelconque. En ne concevant que la
vie économique dans sa pleine universalité planétaire, abstraction faite des
autres éléments sociaux, on est ainsi arrivé à la proclamation implicite d’un
type de vie purement matériel. Produire avec frénésie pour consommer le plus
possible, tel est le but unïque que l’on a fini par donner à la vie humaine. Je
sais bien, comme je l’ai déjà fait remarquer, que les économistes placent
quelquefois dans leurs préfaces de respectueuses salutations à la morale; mais
comme ces vagues déclarations ne précisent jamais de vrais devoirs sociaux,
elles aflèctent la forme et nullement le fond. Cela est tellement vrai qu’on en
est venu naïvement à classer les peuples d’après la quantité de viande qu’ils
mangent. C’est le pendant économique de la singulière classification
démocratique des peuples tl’aprês le nombre d’individus qui savent lire, en
faisant, bien entendu, soigneusement abstraction de ce qu’ils lisent.
Une des conséquences les plus
regrettables de telles habitudes et des principes qui les consacrent, c’est une
instabilité économique constamment
croissante.
Un simple coup d’oeil jeté sur la
société occidentale, et surtout sur les deux populations française et
britannique met en parfaite évidence un tel phénomène social. Il y a évidemment
une incessante excitation à un
changement continuel, soit dans les moyens de production, soit dans les
habitudes de consommation, soit enfin dans les diverses relations des
consommateurs aux producteurs ou des divers producteurs entre eux. Cette
instabilité excessive tient à l’exclusive préoccupation d’une production
effrénée, toujours dirigée par des motifs exclusivement persennels, sans aucune
intervention quelconque de motifs moraux et sociaux. L’économie politique a
systématisé cette exclusive intervention de la personnalité dans la vie
industrielle or, la personalité, sans contrepoids moral, pousse toujours à ha
variabilité indéfinie, surtout lorsqu’elle est armée, comme de nos jours, des
plus puissants moyens de satisfaction.
On a même, sous le nom de progrès
fait une sorte de dogme distinct de cette instabilité.
Une école fameuse, dont l’action a
été et est encore aujourd’huï si profondément désastreuse, a effectivement
systematisé une telle instabilité en tirant explicitement les conséquences de
l’esprit propre à l’économie politique. Elle a été fidèle, dans ce cas-là, à
l’esprit du triste chef qu’elle s’était donné. Ainsi, Saint-Simnon a publié un
mémoire ayant pour titre Mémoire pour
mettre les propriétaire dans la même situation que les commerçants, par rapport aux prêteurs. Le
but de cette conception était d’appliquer aux instruments la motilité qui convient seulement aux provisions, en méconnaissant ce que la sagesse de tous les peuples
avait admis et respecté, et que les légistes avaient mème pratiquement utilisé
dans la grande distinction entre les meubles
et les imrneubles. Cette
distinction est l’ébauche de la grande division d’Auguste Comte entre les instruments et les provisions. Mais l’ébauche des légistes, insuffisante au point de
vue théorique, et même de nos jours au point de vue pratique, les avait
néanmoins conduits à instituer des règles
différentes dans l’emploi comme dans la transmission de ces deux sortes
différentes d’objets. Saïnt-Simon, en méconnaissant cette grande distinction et
en demandant l’assimilation des instruments aux provisions, poussait évidemment
à la plus grande instabilité économique possible.
Aussi, ses successeurs ont-ils été
conduits à l’idée de réaliser pratiquement la conception du maître en proposant
la représentation de toutes les propriétés et de tous les instruments par
des titres facilement négociables, et qui méme seraient devenus, finalement, de
simples titres au porteur. De cette manière, et convenablement manipulée
par d’habiles faiseurs, grâce au triste emploi de l’anonymat, la circulation
de tels titres, supprimant toute responsabilité, aurait donné lieu à la plus
étonnante orgie économique qu’il soit possible de réver. L’instabilité
de toutes les situations aurait créé une anarchie industrielle et morale
véritablement sans nom. Sans doute, les lois naturelles de l’ordre social,
le poids fatal des habitudes et des
antécédents auraient opposé bientôt d’insurmontables obstacles à la réalisation
de ces désastreuses utopies, mais la simple émission de telle conception ne
rend que trop évidente une instabilité économique qu’on a osé systématiser à un
tel degré; instabilité qui ira évidemment en croissant, puisqu’elle n’est plus
combattue que par d’anciennes habitudes et des principes épuisés, qui
deviennent chaque jour plus incapables de défendre l’ordre social.
L’instabilité économique ainsi bien
constatée, il nous faut, avant d’indiquer les moyens convenables de la régler
insister, avec plus de précisioms que je ne l’ai fait jusqu’ici, sur ses
graves dangers.
Les dangers de l’instabilité
économique sont personnels, domestiques et sociaux. de vais apprécier
sommairement à ce triple point de vue.
Les dangers personnels de l’ia.statiiué
économique sont de plusieurs sortes.
Il est d’abord
de toute évidence qu’une telle instabilité constitue nécessairement une
prédisposition à la folie. L’état normal suppose toujours une double
subordination nécessaire de l’homme au monde et à l’Humanité (1) ((1)Des symptômes
intellectuels de la foile, par Dr. Eugèe Sémérie. I vol., chez Adrien
Delahaye, place de l’Eçole –
deMédicine-Paris,1867. )
Or, l’instabilité croissante des positions est
évidemment une des conditions les plus efficaces pour déterminer l’incohérence,
qui est à la fois une des causes et un des caractères de la folie.
D’un autre côté, cette instabilité
continue accroît l’éréthisme nerveux qui est la conséquence d’un état de
civilisation aussi complexe que celui de l’Europe occidentale, et par suite,
elle contribue aux dangers considérables de cet éréthisme (1). (1) (Voir
l’Appel aux médicins, par le doucteur Aaudiffrent, Paris, Dunod,1862 )
Le grave danger de l’institution
irrationnelle de l’économie politique actuelle, c’est précisément
de ne pas apprécier les
conséquences mentales et morales des divers modes de l’activité industrielle;
cette prétendue science procède toujours comme si le but de la civilisation
était de faire des consommateurs
seulement et non pas des hommes et
des citoyens. Tandis que la science sociale, constituée d’une manière
vraiment positive, ne perd jamais de vue la destination finale de l’évolution,
qui consiste dans notre universel perfectionnement. C’est pour cela que,
considérant l’activité industrielle comme un simple élément de l’organisme
collectif, nous venons d’apprécier les conséquences de l’état desordontié de cette
activité sur la constitution humaine elle-même (2).
(2) Tout le monde connaît les
effets désastreux d’un régime manufacturier désordonné sur la constituition des
ouvriers qui y participent. La race se trouve atteinte et dégradée. A un
tel phénomène incontestable les économistes ne savent répondre que par
l’uniforme répétition du laissez faire,
laissez passer; Il y a plus: on a vu souvent les chefs
manufactoriers eux-mêmes tirer de ce spectacle
des accusations contre le prolétariat. Ils oublient que cette situation implique pour eux une grave responsabilité, puisqu’un de
leurs premiers devoirs est de faire tous leurs efforts pour y remédier. Du
reste, la honteuse participation de tant de chefs industriels au system
d’hypocrisie théologique ne vérifie que trop le degré d’abaissement où la plupart sont tombés.
Les dangers domestiques d’une
excessive instabilité économique sont non moins évidents que les dangers
personnels, et on le concevra facilement en remontant à la vraie conception de la famille humaine.
Ce qui caractérise
la famille humaine, et la différencie essentiellement de la famille animale,
c’est la continuité, tandis que la
seconde se réduit au fond à la simple solidarité actuelle; avoir un passé et un
avenir, tel est le vrai caractère de la famille, dont les classes
aristocratiques ont seules jusqu’ici offert un véritable type.
L’anarchie
économique tend à desorganiser la famille, puisque
l’économie politique n’a jamais pu s’élever à une conception positive de cette
grande institution sociale. Au lieu de considérer la société, d’après la
réalité scientifique, comme composée de familles, elle la conçoit, au
contraire, comme une simple réunion d’individus poursuivant le bien— être dans
un but purement personnel.
L’anarchie économique reçoit ainsi
une consécration, en apparence scientifique, qui aggrave une telle situation.
Apprécions d’une manière plus détaillée cette influence de l’instabilité proprement dite sur la famille.
En premier lieu, elle tend it
supprimer la fixité du domicile, première condition de l’existence normale de
toute famille quelconque. Le profond instinct qui caractérise le langage a
conduit, en effet, à désigner sous le nom de
maison toute famille véritable, comme le montrent les classes
aristocratiques. Mais bien loin d’étendre graduellement à tous ce type
supérieur, l’instabilité économique tend
à altérer profondément la fixité déjà obtenue. L’on est allé tellement loin
dans cette voie qu’on a osé dire que notre glorieuse capitale devait finalement
étre composée de nomades. Une telle assertion vraiment sincére de la part de celui qui l’a énoncée, n’a trouvé de
la part du public qu’une instinctive répugnance non formulée; ce qui prouve la
triste dégénération où nous conduit un économisme triomphant. Le résultat final
d’une telle conception, s’il était réalisable, serait de transformer Paris en
une sorte de vaste caravansérail où tous les enrichis de la Planète viendraient
donner le honteux spectacle de la consommation pure, transformée ainsi en une
sorte de fonction sociale.
L’instabilité économique agit encore d’une manière moins
apparente, mais plus intime sur chaque famille, en supprimant les liens qui résultent il mine
similitude d’occupations entre les prédécesseurs et les successeurs . Il est
bien entendu qu’il ne s’agit ici de rien d’absolu et qu’il n’est nullement
question de porter atteinte à la juste mobilité indispensable à l’existence du
grand organisme. Au reste, les solutions positivistes étant surtout morales et
non-politiques permettent toujours d’éviter les inconvénients de l’esprit
absolu, si antipathique au caractère profondément relatif de la vraie science.
Quant aux dangers sociaux de la
trop grande instabilité economique, ils sont si considérables et si évidents
qu’ils ont déjà attiré l’attention d’observateurs consciencieux, dignement
préoccupés de notre situation sociale.
Le mouvement industriel a développé
un vaste prolétariat, dont l’incorporation sociale constitue le grand problème
de notre époque. Or, l’instabilité des habitudes livre cette immense masse à une insécurité croissante et vraiment
redoutable. En quelques jours, de nombreux prolétaires sont exposés, par une
simple modification d’habitude, à être totalement privés de leurs moyens
d’existence, sans qu’on puisse, en aucune manière, les en rendre responsables,
puisque, par leur situation méme, ils ne peuvent ni prévoir ni pourvoir dans un
tel sujet.
Outre l’instabilité dans les
habitudes, nous voyons croître sans cesse, par une aveugle préoccupation du progrès, et aux applaudissements de nos
docteurs, une instabilité croissante dans les moyens de production. Les
conséquences en sont les mémes que celles de
l’instabilité des habitudes, à savoir des chômages fréquents, et souvent
terribles, entrainant quelquefois la mort lente de nombreuses victimes.
Comme l’a dit sï justement M. Bridges,
«au sein de nos grandes et grandissantes cités, il y a des plaies en comparaison desquelles les massacres féodaux
semblent des combinaisons heureuses. A mon idée, il est terrible que le sang
soit versé, mais il est autrement terrible que le sang se dessèche et se
consume. Le développemient avancé de la société nous offre certainement de plus
nobles perspectives, maïs aussi il amène avec lui des dangers do corruption
plus affreux et plus fatals. Il y a devant nous un ciel plus levé, et un enfer
plus profond»
Ces chômages, croissants ci de plus
en plus formidables, laissent la vie de milliers d’hommes sans cesse exposée
aux dangers les plus extrémes, sans qu’il leur soit possible de les prévoir et
encore moins d’y remédier, malgré des assertions qui semblent n’étre qu’une
amère ironie, tant elles sont dénuées de tout fondement vraiment sérieux.
Je n’insiste pas davantage sur des
propositions si évidentes et j’aborde l’examen des moyens propres
à remédier au moins suffisamment à de tels
inconvénients sociaux.
Il. —- De la nécessité de remédier à I’instabïliié
économique et des moyens d’y arriver.
Pour remédier aux inconvenients
signalés, il faut d’abord les reconnaitre franchement, sans exagération anarchique
comme sans optimisme rétrograde. Voyons les choses telles qu’elles sont; c’est
là la première condition pour y apporter une réelle amélioration.
Ceci fait, reconnaissons que le
principal remède aux maux sociaux est surtout intellectuel et moral, et secondairement
politique. Les institutions n’ont de valeur et d’efficacité qu’autant qu’elles
s’appuient sur des principes universellement adoptés, dont elles ont pour but
de compléter la réalisation.
Le but à atteindre est donc
d’arriver à la formation d’une opinion sous l’influence prépondérante de
laquelle les habitudes puissent changer, de manière à revenir enfin à une vraie
situation normale, c’est-a-dire sagement
progressive, en restant toujours organique.
L’avènement d’une nouvelle
conception de l’ordre social, scientifiquement démontrable, fera naître chez
chacun de nous des vues et des sentiments qui nous disposeront à modifier notre
conduite. C’est ainsi que pourra se régler la vie sociale; il n’y a finalement
de stable et d’effieàce que ce qui repose sur une libre adhésion volontaire
lentement formée.
D’un autre côté,
les conceptions universellement adoptées (et elles le seront inévitablement, si
elles sont scientifiques) formeront une opinion nullement arbitraire,
puisqu’elle sera l’expression de la réalité, qui permettra, d’organiser la
réaction de chacun sur tous, de manière à aider l’effort personnel, en
diminuant l’intervention de la force qui doit graduellement décroitre, bien que
l’on ne puisse espérer l’éliminer jamais entièrement.
Voyons maintenant sommairement
quelles sont les conceptions scientifiques, dont l’adoption nous permettra
d’améliorer l’ordre social économique, en acceptant avec résignation les
dispositions immodifiables.
Il faut d’abord nettement admettre
les grands principes définitivement démontrés par les illustres
penseurs du dixhuitième siècle que j’ai si
souvent cités.
La propriété
individuelle est la hase fondamentale et nécessaire de toute société; elle est
la condition de tout progrès comme de toute dignité, et elle doit
étre plutôt consolidée qu’ébranlée.
En second lieu, la division des
fonctions économiques est aussi inévitable qu’indispensable.
Enfin, les diverses fonctions
abandonnées au jeu naturel des forces
individuelles tendent à former un ordre spontané, base inébranlable de tout
perfectionnement artificiel.
Mais il faut maintenant établir un
second principe absolument méconnu par l’économie politique, et qui sera le
point de départ de notre intervention artificielle pour une sage amélioration
de l‘ordre naturel.
Ce principe est le suivant : «La richesse est sociale dans sa source et
doit l’être dans as destination».
Je ne reviens pas sur la démonstration si évidente,
et aujourd’hui si facile, de ce grand principe. (1) ;{1) Voir ,mon Discours d’ouverture du cours philosophique
sur l’histoire générale de l’Humanité. Paris. Vieior Dalmont, 1859.}
Je veux seulement la compléter en en dégageant
les notions qui y sont contenues.
Il faut en effet reconnaître que ce
que j’ai dit de la richesse s’applique bien évidemment au travail proprement
dit.
Il est de toute évidence que la
capacité professionnelle d’un ouvrier, même au degré le plus élémentaire,
constitue une lente création de l’Humanité, et qui a exigé des efforts qui
remontent aux premiers âges de l’histoire. Le travail est donc social dans sa
source, et, par suite, doit l’être dans sa destination.
Il résulte donc de là qu’entrepreneurs
et travailleurs, nous sommes des membres necessaires d’ue vaste organisme,
et que, par suite, doit disparaître moralement la distinction transitoire
entre les fonctions privées et les fonctions publiques.
Il en résulte encore que nous avons
tous, dans l’ordre économique, des devoirs à remplir.
De l’adoption de ce nouveau
principe découlent des conséquences immenses.
En premier lieu, il n’est plus
permis moralement de considérer les variables nécessités de notre personnalité,
et ses variables aspirations, comme étant les seules considérations qui doivent
entrer dans le règlement de notre conduite; et nous devons introduire dans les
actes dc notre vie économique la considération, non seulement dc notre intérét,
mais aussi des conséquences sociales de ces actes.
Il faut encore
cesser de confondre, comme on le fait de nos jours, la notion de changement avec celle de progrés. et ne pas glorifier de ce
dernier nom tout changement quelconque, sans se demander si ce changement
constitue une véritable amélioration.
En outre, même lorsqu’un changement
constitue un progrès véritable, il est nécessaire de s’enquérir, au point de
vue social, de sa véritable opportunité.
Enfin, lorsque le changement
projeté constitue un progrès opportun, c’est un devoir inéludable que
d’organiser une transaction convenable entre l’état actuel et la situation que
l’on veut atteindre.
D’après ces diverses
considérations, il incombe à chacun de nous trois ordres de devoirs, tant an
point de vue actif, comme agents industriels, qu’au point de vue passif,
d’après notre approbation ou notre blâme convenablement motivés.
Un devoir capital et que j’examine
le premier, parce que chacun peut participer à son accomplissement dans une certaine mesure, c’est de tendre
vers une convenable fixité des habitudes.
Comment la vie industrielle pourra-t-elle prévoir et pourvoir, si,
à chaque instant, les diverses industries du logement, du vêtement, de
l’ameublement, etc., etc., sont soumuses à de brusques soubresauts qui changent
instantanément toutes les conditions dexistence de ceux qui y participent?
Cette fixité comporte, du reste, toutes les lentes modifications que nécessite
un convenable perfectionnement. Il est inutile d’ajouter que cette fixité
d’habitudes si nécessaire à l’ordre social, a, du reste, les plus heureuses
réactions personnelles et domestiques, et qu’elle peut seule pérmettre une
véritable perfection esthétique, incompatible avec la prépondérance de caprices
indéfinis, émanés le plus souvent des plus infimes et même des plus basses
inspirations.
Une seconde condition fondamentale
pour arriver à un ordre vraiment normal, c’est de modérer l’instabilité propre à la transformation des modes de production.
Les littérateurs économiques ont
beaucoup protesté, avec justice dans une certaine mesure, contre la profonde
aversion avec laquelle sont ordinairement accueillis, par les ouvriers, les
divers progrès et les nombreux changements qui se sont accomplis depuis
quelques siècles, surtout dans l’industrie manufacturière.
Sans doute, il est incontestable
que l’évolution préliminaire de l’industrie ayant dû ètre purement empirique,
tous les divers progrès, même les plus utiles et les plus nécesraires, ont dû
étre plus ou moins perturbateurs, et ne devaient pas, pour cela, étre rejetés.
Mais il faut reconnaître aussi qu’à mesure que l’évolution industrielle
acquiert plus de puissance, les changements, ou mème les progrès les plus
certains, entrainent avec eux des troubles et des malheurs de plus en plus graves pour le prolétariat, et même
pour un grand nombre d’entrepreneurs ou chefs industriels. Et de plus,
l’empirisme primitif de l’évolution industrielle, à mesure qu’il devient plus
perturbateur, devient de moins en moins excusable dans la situation actuelle de
l’esprit humain. Car, suivant la profonde formule d’Auguste Comte, l’âge
préliminaire de Humanité a dû développer les forces, tandis qu’à l’état normal, elles doivent surtout étre réglées.
Le problème, à ce sujet comme à
tant d’autres,est d’organiser la
conciliation de l’ordre avec le progrès,
ce qui ne peut être obtenu que par la
subordination nécessaire du progrès à l’ordre, dont il
ne doit jamais être qu’un convenable développement.
Il incombe d’après cela une série
de devoirs à l’ensemble du public, aux chefs industriels et aux prolétaires.
Le devoir
général propre à tout le monde, c’est, d’après la conception
positive de l’ordre industriel, de changer
enfin la conception empirique d’après laquelle toute modification quelconque à
ce qui est établi est considérée comme un progrés. Il faut concevoir enfin qu’il
est du devoir de chacun de nous de n’appuyer un progrès réel qu’alors qu’il est
opportun et graduellement introduit avec une transition convenablement
organisée.
Aux chefs
industriels incombe le devoir spécial d’organiser une telle transition. Il y a
là une sorte d’extension du principe de l’indemnité pour cause d’utilité
publique; c’est à ceux entre les
mains desquels sont concentrés les capitaux
humains à prévoir les crises et à y pourvoir; c’est à eux d’instituer un
adoucissement aux maux qu’entraîne toute modification un peu intense dans les
moyens de production. Il y a là un irrécusable devoir dont la démonstration est
facile et presque évidente.
Quant au prolétariat, son
intervention, à ce sujet, est plus passive qu’active. Néanmoins, quand il
sera régénéré par une suffisante adoption des principes positivistes, il
participera énergiquement au maintien de l’ordre économique en refusant le
concours de son travail à un progrès, dont l’utilité ou même l’opportunité
ne sera pas démontrée. Le Positivisme fournira à ce sujet des principes communs
d’appréciations et même d’entente.
Quant aux
opérations industrielles inutiles ou nuisibles, le refus de concours constitue
un devoir moral entièrement strict. Nous pourrons ainsi voir surgir
des grèves vraiment sociales, tandis que jusqu’ici, même lorsqu’elles étaient
le plus légitimes, elles étaient toujours altérées par un profond caractère de
personnalité.
Mais, pour qu’un ensemble de
pareils devoirs puisse être efficace de la part du public, des chefs ïndutriets et du prolétariat, il est
nécessaire que la responsabilité puisse être toujours sérieusement appliquée.
C’est pour cela qu’il faut tendre à diminuer, au lieu de l’étendre, le principe
de l’anonymat dont la désastreuse prépondérance supprimerait finalement toute
responsabilité personnelle, sans laquelle néanmoins il ne peut y avoir ni
dignité, ni ordre moral.
Enfin, on comprendra que la
richesse et le travail étant une production de l’Humanité tout entière, et sur
laquelle reposent son existence et son développement, il faut éviter, autant
que possible, les changements surtout brusques, qui sont cause d’une immense
déperdition de forces. Car, dans ces changements, il y a à la fois perte de
matériaux et perte de force mentale et morale, par la nécessité où sont les
agents de production d’acquérir de nouvelles aptitudes. Une telle conception
doit être généralisée et systématisée, d’après une vue d’ensemble de l’ordre
économique.
Il y a, dans l’ordre économique,
trois fonctions essentielles:
la production, la conservation et la transmission.
Les économistes, comme le public,
faute de vues suffisarnment générales de l’ordre social, attribuent aveuglément
à la production une exclusive prépondérance.
Il faut revenir à une plus saine
appréciation: la conservation et la transmission influent, pour une part
au moins aussi considérable que la production sur l’ordre économique. Il y a
plus, c’est surtout à la conservation complétée
par la transmission qu’est due la
formation du capital et son graduel accroissement. Cette appréciation de la
conservation lui confère sa véritable dignité et explique suffisamment la
nécessité de subordonner la production à la conservation.
Nous pouvons, de plus, déduire de
cette sommaire analyse le véritable caractère du rôle économique de la femme.
La conservation ayant repris sa
véritable place dans l’ordre économique, la femme nous apparaît alors
comme devant jouer, et ayant
réellement joué, un rôle immense dans la vie industrielle, sans jamais
néanmoins sortir de la famille. La femme a, dans la famille et par suite
dans la société, une fonction essentiellement conservatrice; elle doit
être, suivant une admirable expression. la ménagère,
sans jamais être ouvrière. Par une telle position, elle contribuera, comme
elle a contribué, dans une immense proportion, à la formation de la richesse
humaine. Cette appréciation incontestable, quoique contraire aux grossières
conceptions actuelles, nous fait voir en même temps que le Positivisme doit
trouver dans les femmes convenablement éclairées un immense appui pour
organiser enfin, par la prépondérance de la morale, la subordination du
progrès à l’ordre.
III — Conclusion.
Ainsi, en résumé, il faut
reconnaître, comme des propositions démontrées, et auxquelles il est de notre
devoir de conformer notre conduite :
1) Que l’appropriation individuelle
de la richesse est la condition nécessaire de toute existence sociale;
2) Que la décomposition du travail
en fonctions distinctes est aussi inévitable qu’indispensable;
3) Que les diverses fonctions,
abandonnées à elles-mêmes, sous l’impulsion de la responsabilité personnelle de
chacun de leurs agents, tendent à former un ordre spontané ou naturel, base nécessaire de toute action
modificatrice quelconque.
Mais après avoir constaté, par
ces trois propositions, l’existence d’un ordre naturel économique, nous avons
démontré la nécessité d’une modification de cet ordre spontané.
Nous avons, dès lors, établi:
1) Que, puisque l’ordre économique se
constitue d’après des lois naturelles, nous pouvons, par cela même, et nous devons, par conséquent, l’assujettir à un
convenable perfectionnement institué par une action systématique dégagée de
tout arbitraire;
2)
Que, pour cela, il faut admettre le principe désormais incontestable que
la richesse et le travail sont sociaux dans leurs sources et doivent l’étre
dans leur destination;
3) Que, d’après
cela, il y a, pour chacun, un irrécusable devoir à introduire dans
l’accomplissement des divers actes industriels, d’autres considérations que
celles purement personnelles, et que nous devons apprécier les conséquences
sociales de notre vie industrielle, de manière à modifier ainsi notre
activité et à contribuer à une sage amélioration de l’ordre naturel;
4) Que nous devons surtout, dans les divers actes de notre
vie matérielle, tendre à une fixité suffisante pour éviter les changements et
adoucir les inconvénients nécessaires de toute modification lente et opportune.
Ainsi se trouvent établies les lois
de l’ordre naturel économique et les principes d’une sage modificabilité.
Sans doute, sur un sujet de si
vaste importance, je n’ai pu présenter que des considérations trop peu
développées; mais j’aurai atteint le but essentiel que je poursuis s’il en
résulte le profond sentiment de la nécessité de la stabilité de l’ordre économique, la vue précise de la
supériorité de la conservation sur la
production, la conception enfin de la
nécessité de toujours subordonner le progrès à l’ordre.
Puissions-nous arriver enfin à ne
considérer tout changement économique qu’avec cette sage prudence qui doit
présider à toute destruction! Puissions-nous arriver à cette disposition
d’accueillir avec circonspection les progrès toujours si pompeusement annoncés,
de manière à exiger la convenable démonstration que ces progrès sont réels
et perfectionnent effectivement l’ordre existant!
Quand cette transformation, à peine
commencée pour quelques intelligences, sera enfin accomplie parmi un grand
nombre d’hommes, on aura fait immensément pour le bonheur du genre humain; et
tout l’ensemble des conceptions scientifiques que je viens d’exposer a pour but
d’atteindre finalement le grand progrès moral.
Pierre LAFFITTE.